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Réflexions sur une Autre gestion

kkk

14/10/2021

Mardi, nous avons participé au séminaire « une gestion alternative ». Nous étions invité.e.s et participant.e.s, pour témoigner et partager les défis de la « gestion solidaire » de Communa.
 Dans cette journée, on a été très marqué.e.s par le texte d’intro de notre ami Philippe de Leener (co-président de la Saw-B et co-auteur du livre du livre « Transition économique ; en finir avec les alternatives dérisoires« ). On vous partage son texte parce qu’il envoi du feu et que ça nous a BOOSTÉ !

1. Rappel d’un des fondements de l’économie politique : toutes les sociétés humaines, où qu’elles soient, quelles qu’elles soient accueillent toujours en leur sein au minimum deux « classes » de membres : (i) ceux et celles qui travaillent en produisant un surplus (et donc un surtravail) redistribuable d’une part et, d’autre part, (ii) ceux et celles qui gèrent ce surplus, qui « font quelque chose » avec le surplus généré par ceux et celles qui ont produit et qui constituent la « classe des gestionnaires ». La gestion est donc structurelle de tout système de production. Et, en outre, elle structure toutes les sociétés. Sans exception. En d’autres mots, on n’échappe pas, ni à la gestion, ni aux gestionnaires. D’où une première série de questions clefs : pour qui et pour quoi les gestionnaires mènent leurs activités de gestion ? Pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour servir leurs propres intérêts ? Pour le collectif des travailleurs qui a produit le surplus ? Pour la société au sens plus large ? Comment obliger les gestionnaires à servir l’intérêt général et le bien commun ? Comment organiser la gestion pour qu’elle serve de l’intérêt général et du bien commun ?

2. A peu près l’ensemble des entreprises sur la planète logent au cœur du système capitaliste néolibéral et contribuent à son fonctionnement. D’une manière ou d’une autre. Cela, tout le monde ou presque le sait. Ce n’est pas un scoop. Mais ce que peu de gens savent, c’est que ce qui oblige tous les entrepreneurs du monde, même les militants les plus anticapitalistes, à jouer le jeu capitaliste, indépendamment de leur volonté, à leur insu, c’est un simple instrument de gestion, quelque chose qui existe depuis +/- 700 ans, quelque chose qui a accompagné la naissance du capitalisme et qui le protège depuis sa naissance. Cet instrument vous le connaissez tous, au moins de nom : c’est la comptabilité en partie double.

a. La comptabilité en partie double est en effet le dispositif qui permet de déterminer et donc de mesurer le capital financier mais surtout à le protéger, le conserver, le perpétuer et idéalement le rendre éternel. La comptabilité, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et cela depuis 700 ans, sert donc deux finalités : (a). Protéger le capital financier et (b) protéger les propriétaires de ce capital. Voilà l’instrument qui loge au cœur du capitalisme, qui est même le cœur de ce système. Adopter une comptabilité en partie double, c’est de facto, aujourd’hui du moins, se soumettre à la rationalité du capitalisme, c’est le reproduire. Or aujourd’hui, que vous le vouliez ou pas, vous êtes obligés d’adopter ce type de comptabilité, même dorénavant les associations les moins marchandes ou les plus sociales.

b. Ce système comptable repose sur des lois d’acier et ce sont les mêmes lois partout dans le monde. Des lois dures car elles ne souffrent aucune exception, aucune déviation. Les normes comptables, celles qui garantissent la solidité du système capitaliste, sont consignées dans un code qu’on appelle IFRS (International Financial Reporting Standards). Plus de 3000 pages de règles et de normes, source d’obligations qui imposent le même fonctionnement, la même rigueur et la même rationalité à l’ensemble des entreprises au monde. Tous les Etats y ont adhéré progressivement, et formellement depuis 2002. Elles sont solidement gardées par un comité, inconnu des non spécialistes, mais d’une puissance décisive, l’IASC (International Accounting Standard Committee). La comptabilité, celle qui repose sur le principe de la partie double, est le seul domaine qui, à l’échelle de la planète, s’est imposé uniformément à tous les pays, tous, absolument tous, quelle que soit la nature du régime politique. Sans surprise, ce comité est basé à New York et réunit en son sein les experts financiers et auditeurs appartenant aux plus grosses multinationales. Ses pouvoirs sont énormes et les mesures qu’ils édictent sont extrêmement contraignantes (les sanctions sont radicales et particulièrement dissuasives).

c. Ainsi, la comptabilité, qui siège au cœur de tout dispositif de gestion économique, est donc une « sorte d’entonnoir » qui oblige à faire rentrer tous les efforts – peu importe qu’ils soient conventionnels ou alternatifs – dans le moule de la rationalité capitaliste, même les plus solidaires et les plus écologiques.

d. D’où une seconde question clef : comment s’émanciper de ce système comptable ? Ou alors, à défaut de s’en libérer, comment mettre sa rationalité – et toute sa puissance – au services de finalités sociales ou environnementales, c’est-à-dire des finalités fondées sur la volonté du – et des – biens communs, des finalités visant à servir l’intérêt général ?

D’autres questions pour accompagner notre journée de réflexions :

3) En quoi la gestion telle que nous la pratiquons actuellement nous enferme, à notre insu le cas échéant, dans l’économie capitaliste dominante, jusqu’à faire de nous, bien malgré nous, ses complices et ses promoteurs ? Je soutiens ici deux hypothèses :

a. L’hypothèse suivant laquelle la gestion est le Cheval de Troie du système dominant, dans tous ses compartiments. La gestion serait le moyen par lequel le système dominant nous domine et pénètre notre intelligence à notre insu.

b. L’hypothèse suivant laquelle on ne peut pas séparer les finalités des moyens. Les moyens conditionnent – déterminent – les finalités autant que les finalités conduisent à privilégier tels moyens plutôt que tels autres. Choisir des moyens, c’est donc implicitement fixer des finalités (éventuellement non déclarées, impensées, clandestines).

4) Comment reprendre la main sur le lexique, les concepts et les unités de compte qui organisent toute la gestion d’entreprise ? Comment ne pas rester prisonnier de la seule indication monétaire ou de la durée de travail toujours ramenée à un taux horaire monétaire et réduit à un coût financier ? Quels autres indicateurs inventer pour aplanir la pente de « l’entonnoir » ?

5) Quelle est l’unité de base pour organiser la gestion ? S’agit-il de l’entreprise ou l’association prise isolément, disons même l’entreprise ou l’association en activité sur un marché compétitif ? Ou bien s’agit-il de l’ensemble élargi que forme un ensemble d’entreprises et d’associations en relation de complicité mais aussi de réciprocité et de mise en circulation de ressources partagées ?

6) Question transversale : comment en travaillant pour construire une « autre gestion » et donc en même temps une autre manière de « penser la gestion », comment on contribue aussi à désamorcer / déboulonner / neutraliser le système capitaliste dominant d’une part et, d’autre part, comment, en même temps, on contribue à construire une « autre économie » avec d’autres fins, d’autres modalités, d’autres normes, d’autres calculs, d’autres indicateurs ? Comment faire coup triple ? (i) une « autre gestion » au service d’une (ii) « autre économie » mais aussi (iii) « en lutte contre l’économie dominante ». Le « pour » doit aller de pair avec le « contre », comme les deux mouvements de la marche.

7) Comment désamorcer le pouvoir instrumentalisant de la gestion et de ses outils ? La gestion a de tout temps été le « bras armé » des processus d’instrumentalisation : en milieu capitaliste, on instrumentalise par et via la gestion, à travers ses instruments et par le biais de ses procédures. Instrumentaliser veut dire ici deux choses : (i) être soi-même transformé en instrument au service de finalités qui échappent à sa maîtrise et le plus souvent à sa conscience et (ii) être dépossédé de ses propres finalités, celles qu’on s’est donné à soi-même dans son travail et son engagement au travail, ce « quelque chose » qui donne du sens à ses efforts.

8) Quel lien établir entre une « autre gestion » chez nous et le fonctionnement des institutions publiques ? Et, par extension, comment agir sur la conception de l’Etat qui est par excellence une structure de gestion qui a elle-même besoin d’être gérée ? Comment faire « migrer » la réflexion qui vise une « autre gestion » vers les structures étatiques pour qu’elles ne restent pas à l’écart des innovations au risque de devenir des entraves ? Un des premiers combats serait d’ailleurs de faire reconnaître de la part des services étatiques la légitimité et la nécessité d’entreprendre des recherches (participatives) et des expériences sur cette « autre gestion ».

9) Comment articuler le défi d’une « autre gestion » avec un autre grand défi contemporain, la montée en puissance de la méfiance interpersonnelle, ou si on préfère, la chute de la confiance en l’Autre et dans les autres, ceux qui ne sont pas les mêmes ou ses proches ? Comment faire pour que les efforts pour une autre gestion participent à reconstruire une confiance généralisée, pour que la gestion ne soit plus principalement attelée à conjurer la méfiance ? Et dès lors comment, une gestion basée sur la production de la confiance et de la réciprocité peut contribuer à faire du commun et des communs ? Gestion alternative.

Dernier mot, et ultime question, avant de lancer les travaux de la journée, un mot en matière de stratégie : du point de vue de l’action de lutte contre le capitalisme et de l’horizon à se donner pour mener un tel combat, faut-il viser à supprimer ce système pour le remplacer par « autre chose » (mais quoi alors ?) ? Ou bien faut-il le « pervertir » de l’intérieur en retournant ses propres outils de gestion et leur rationalité contre lui ? C’est-à-dire : convient-il de dompter la « bête » et de mobiliser sa puissance pour la déployer là où on veut porter le changement ? Ou faut-il plutôt l’éliminer ? Je n’ai pas de réponse, seulement la question. Mais je sens cependant qu’en matière de gestion, on peut se créer une véritable capacité d’agir en rongeant par et de l’intérieur du système. »