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Eric & Rabah (Le Tri Postal)

Eric et Rabah nous ont raconté leur quotidien de maraudeurs autour de la gare du midi, et les enjeux de ce quartier en pleine mutation.

Salut Eric, salut Rabah. Vous occupez la Halte Maraude de DoucheFLUX au Tri Postal. Ça fait combien de temps que vous faites ça ? 



Rabah : Moi je suis un de ceux qui ont ouvert DoucheFLUX. On a travaillé 3 ans, et après on a commencé à recruter. Avant je m’occupais de la douche, c’est facile pour moi, je parle arabe. Et le soir je prends le vélo, deux thermos de café et je fais des rondes tous les jours. Je suis bénévole encore aujourd’hui, ça fait six ans.

Eric : je suis bénévole aussi, depuis novembre 2020.

 

C’est quoi la halte maraude ?

E : La halte maraude c’est un point de départ d’où on démarre pour distribuer du café, de la soupe, du thé, de quoi se nourrir, aux personnes qui sont à la rue. C’est un endroit qui nous permet d’aller à la rencontre des gens et de tisser un lien. On essaye d’aider aussi au niveau des vêtements, des couvertures… On ne fonctionne qu’avec des dons, de particuliers ou d’asso. C’est un peu le royaume de la débrouille. 

R : On tourne toute la journée. On rencontre les gens, on nous passe des coups de fil, l’un a besoin d’une couverture l’autre a besoin d’un dentiste ou de lunettes. Chacun a des besoins différents. Et toi tu cherches, tu récoltes, et pendant la tournée tu distribues.
E : On fait le trait d’union entre la société, le monde qui continue à tourner, et le monde dans lequel ils vivent.  

 

Où vous vous fournissez, comment ça fonctionne ? 

E : Le soir on va chercher les invendus d’une boulangerie à Louise. Rabah va tous les jours à la gare du midi chercher les invendus qu’il distribue ensuite dans la gare. C’est beaucoup de réseautage pour trouver des gens qui seraient susceptibles de venir nous aider, nous fournir manger, à boire. Et on essaie de créer des synergies en interne, avec les autres assos au Tri Postal [Job Dignity, Les Samaritains]. On reçoit aussi des plats cuisinés à La Serre par Bouche à Oreille. Nous on constitue des équipes qui vont sur le terrain pour créer le lien avec les gens désœuvrés dans la rue, on essaie de les aider comme on peut. Pour celles et ceux qui souhaitent être aidé·e·s, ce qui n’est pas toujours le cas.

 

Comment tu l’expliques ? 

E : Ce sont des personnes blessées par la vie, elles sont meurtries, y a plus de confiance. Le lien entre la société et eux est complètement rompu. C’est difficile de les tirer de là.  Parfois ça marche, parfois ça marche pas. Quand ça réussit, c’est une grosse victoire. Quand on arrive à les sortir de la rue, on essaie de garder un lien avec eux pour qu’ils ne se retrouvent pas tout seul et n’aient pas la tentation de retourner dans la rue.

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Quel impact vous diriez que le covid a eu sur les personnes à la rue? Est ce qu’il y a eu un avant et un après ? 
E : On avait un monsieur qui a longtemps travaillé dans l’horeca ici à Bruxelles, il a perdu son boulot. Du jour au lendemain il s’est retrouvé à la rue. Des gens comme ça il y en a une multitude. Et il y a eu plus de monde en rue. L’avantage d’avoir la Halte Maraude ici, c’est qu’on sait réagir. Avant-hier il y avait un jeune garçon, il n’avait plus de couverture, il n’avait plus rien à manger non plus, on a su l’aider rapidement. Avec ce local juste à côté on est dans l’action immédiate. Si c’est pas le jour même, c’est le lendemain. Rabah est tous les jours sur le terrain. Pour ces personnes c’est important de voir toujours les mêmes visages car ils ont peur du contact avec les autres. Vu que c’est toujours les mêmes personnes, ils s’habituent à nos visages. Et parfois on n’a même pas de dialogue, mais on voit qu’ils sont contents de nous voir. Ça devient une grande famille.


R : Là on est proche de la gare c’est mieux parce qu’il y a beaucoup de passage et beaucoup de gens qui apportent à manger. Les personnes peuvent s’abriter à la gare. Il y a des gens ici qui n’ont besoin de rien, sauf d’exister. Et il suffit juste de leur dire bonjour en passant, demander comment ça va, c’est tout.

E : Moi, avec le peu d’expérience que j’ai, je trouve qu’il y a de plus en plus de gens qui ont des problèmes de santé mentale. Ce qui s’est passé à Rogier, où quelqu’un a poussé une personne sur les rails du métro, ça nous pend au nez tous les jours. Parce qu’il y des gens désorientés, qui ne trouvent pas leur place, ce sont des dangers, même pour eux. Il faut que ces gens soient suivis. Mais pas suivis pendant deux semaines, comme c’est le cas la plupart du temps. Qu’est-ce que tu fais en deux semaines, avec des jeunes de 15 ou 16 ans ? Quelles perspectives ils ont ?


Dans ce quartier il y a aussi un problème sanitaire de taille puisqu’il qu’il n’y a aucune toilettes publiques accessibles autour de la gare.

 

R : C’est un gros problème, tous les sans-abris s’en plaignent. Ils n’ont nulle part où aller. Alors tout le monde pisse partout autour de la gare.

E : C’est une des bases de la dignité humaine de pouvoir faire ses besoins, je crois que c’est même pas utile de le rappeler. C’est déjà difficile pour un homme mais alors pour une femme… Quand on voit des nouvelles femmes à la gare, la première chose qu’on fait c’est d’essayer de la sortir de là, de la routine de la gare le plus vite possible, parce qu’une femme seule … y a des loups de tous les côtés.

 

Quel lien vous entretenez avec les institutions ? Quelles pistes de solutions on vous propose ?  
E : A Bruxelles, le problème tout le monde le connaît : il y a des endroits qui pourraient accueillir des gens, mais il n’y a pas de volonté politique pour aider ces personnes à la rue. C’est quelque chose dont on parle moins à cause du covid en ce moment mais ça va exploser à la figure de tout le monde. Nous on est des bénévoles. Quand tu discutes avec des institutions comme la police fédérale et qu’ils te disent « nous on n’a pas de solution » que ce que tu veux ? La police fédérale vient de créer une nouvelle cellule pour soutenir les asso qui luttent contre le sans-abrisme; ils sont deux. Au total ils sont dix pour tout Bruxelles.
R : Quand il y a une bagarre les policiers ils nous disent d’y aller nous, parce qu’on les connait, ils nous respectent.

E : Les institutions n’ont même pas les moyens d’intervenir non plus. Il y a énormément de mineurs dehors. Ils les prennent, les emmènent chez les tuteurs et puis ils s’enfuient. Un nouveau lieu d’accueil vient d’ouvrir à Ixelles, une structure avec 40 lits à la place Flagey. Mais 40 lits c’est rien. Et les jeunes ne restent pas. Qu’est-ce que tu veux qu’ils aillent faire, s’il n’y pas de structure, pas de psychologue, d’éducateurs ni d’assistante sociale, pas une équipe pour les encadrer. On les met juste là, on ferme la porte et hop débrouillez-vous.

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A Bruxelles il y a environ 4000 personnes sans-abris recensées, et 6.5 millions de mètres carrés vides. Ça représente la taille de la commune d’Ixelles. Comment vous expliquez ce manque de volonté politique pour lutter contre le sans-abrisme ?


R : Les promesses ne sont rien. Une fois j’ai discuté avec une parlementaire, un ministre, on nous a dit « on va voir » mais rien ne se passe. On avait demandé à avoir accès aux étages du Tri Postal pour aménager des chambres, avec un suivi administratif qui permet d’accompagner les gens, aider à trouver un logement avec le CPAS ou quoi. Mais on n’a jamais eu de réponse.

 


L’occupation temporaire du Tri Postal se termine fin mars. Après quoi débutera le chantier prévu dans le cadre du PAD Midi (Plan d’Aménagement Directeur) et la réaffectation du Tri Postal en un complexe de bureaux. Vous avez eu vent de ce projet ? Quel impact ça pourrait avoir sur les personnes sans-abris du quartier selon vous ?



E : Ça fait 20 ans qu’ils veulent réaménager le quartier, j’en entendais parler même quand j’étais gamin. Moi ça me fait penser à la gare des Guillemins. J’ai connu la gare à l’époque, avant sa rénovation, c’était comme la gare du Nord, un quartier avec du travail du sexe et de la toxicomanie. Maintenant qu’ils ont refait la gare de Liège-Guillemins, ils ont réassigné le quartier, c’est devenu un quartier assez bobo. Mais ils sont où les autres, les gens qui étaient dans la rue ? Maintenant ils sont dans le centre de Liège et il y a un vrai problème de toxicomanie. On en a parfois des liégeois qui viennent ici, et des gens de Mons ou de Namur qui se déplacent sur Bruxelles. Une fois les bureaux construits, le problème de la gare du midi va continuer à exister, il sera juste déplacé ailleurs. 

 

Comment vous faites pour tenir ce boulot sur la longueur ?  

R : Quand tu commences tu peux pas lâcher.
E : Tu dois garder tes distances. Si tu t’investis trop, là tu t’en sors pas. Parce que t’as forcément envie d’aider la personne. Moi il y a des gens à qui je dirais « viens à la maison » mais tu peux pas. Parce que si tu gardes pas une certaine distance, tu te brûles les ailes et psychologiquement c’est intenable. Si ta santé mentale est grillée, tu sers plus à rien.
R : Moi je remonte le moral des gens dans la rue, alors si tu vois quelqu’un de déprimé et que tu déprimes avec lui c’est fini ! (rires)  

  

Qu’est ce qui apporte une lueur d’espoir dans vos tournées ?  

R : Quand tu sors quelqu’un de la rue, et qu’après tu le revoies, il t’attrape et te dit merci. 

E : Le fait qu’ils nous disent merci, qu’il y ait un sourire, malgré leur condition, ils sont heureux de nous voir, et moi j’ai pas besoin de plus, c’est notre moteur pour continuer.  

 

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Février 2022
Photos : Benoît Barbarossa
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